“I AM BURIED HERE.YOU CAN RESURRECT ME BUT ONLY PIECEMEAL. IF YOU WANT TO SEE THE WHOLE YOU WILL HAVE TO SEW ME TOGETHER YOURSELF.”
Shelley Jackson, Patchwork Girl (1995)
Quand il fait froid en fait, on commence en tremblant. C’est le corps qui fait ça de lui-même, pour créer le chaud. Mais du coup quand on tremble on dit ça fait froid, et du coup on bouge de nous-même. Tremblement et gigotement amène encore plus de chaud, ce qui finira éventuellement par chasser le froid définitivement. Mais ça te laisse bien deux minutes ou tu gesticules comme une bête, exultant bruyamment, claquant des dents, et dans mon cas marmonnant quelques jurons de marins dans ma barbe. Et à ce moment tu es très vivant mais moi ça me donne aussi surtout envie de mourir.
(...)du coup quand on me dit qu’on va cryogéniser ma semence, parce que mon corps il va continuer d’évoluer et que l’éjaculation ne fait à priori pas partie de son futur, ça veut dire qu’on va figer, dans le temps et l’espace ma progéniture potentielle. Le chaud c’est le mouvement pur. Il existe plus ou moins de chaud, mais on peut pas rajouter du froid, juste immobiliser un peu plus les particules qui composent chaque chose. D’où le zéro absolu, mais aussi d’où les tremblements du corps le matin.
*
Entre la bouture et la greffe de peau. qu'on cultive dans un labo avant l’implantation. on lui demande d’avoir une vie avant de se débrouiller toute seule. qu’elle établisse des liens, des réseaux, sans quoi elle n’a aucune chance de prendre, sans quoi la greffe ne prend pas et on doit recommencer à nouveau.
(dans un coin de la pièce, une note manuscrite): This is
a new space, created from my dreams, from my recollections. It is
naked and alone, please treat it kindly. Whatever we’ll be talking
about it will hear, and grow as a response
(la page s’achève sans ponctuation. La suite rendue illisible
par une grosse rature)
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(...) Quand on congèle du sperme, on le quantifie en paillettes et après il bouge plus. -196° dans l’azote liquide, ça bougera plus. Tout est immobile, tout reste … et peut rester, jusqu’à la fin, des temps,… d’ailleurs pas de fin des temps à -196°, juste lumière allumée lumière éteinte. Alors oui, bien sûr, le mégenrage reste congelé, et puis les angoisses aussi pendant qu’on y est. Bien mêlées, aux paillettes. Bébé angoissé avant même, avant même d’être mûri, avant même d’être pensé, . Bébé esseulé, préconçu, en secret, dans le mensonge, avant même d’avoir eu, le temps, bien au frais, en suspension, hors du temps, dans l’anticipation, de quand viendra le temps. Tous les ans on me renverra une lettre et je devrai dire si oui je veux toujours avoir ces gosses un jour ou si je me résous à avoir gâché les sous de la Sécu. Et un jour peut-être je devrai revenir à Nice, main dans la main avec ma femme ou mon mari et mon visage aura changé, et là je pourrais repartir avec mes paillettes pour continuer la lignée, pour la prospérité. Elles seront sûrement pas poussiéreuses mais on saura qu’elles viennent de loin alors c’est tout comme. Et alors je pourrai enfin, avoir mon vieux, vieux bébé qui me ressemble.
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Le soleil ne dessine plus qu’une maigre ombre sur le béton. Le nombre de voiture déjà réduit par la fin de la journée. L’horloge de ma caméra m’informe que je suis là depuis cinq heures. Mon pouce toujours dressé, même si mon bras est moins tendu qu’avant. Le sac à dos affaissé au pied du panneau, prêt à partir.
“Bonjour vous allez où ?”
Le père de famille assis sur le siège passager avant me fait penser à mon frère. Il laisse sa femme faire la discussion. Ses grands yeux d’ahuris me regardent m’éloigner. Je savais d’avance qu’ils n’allaient pas dans ma direction. Je laisse leur voiture s’enfoncer dans la nuit, puis plus rien. Le flot de trafic est suspendu. Je profite de ce rare moment de répit pour ouvrir mon journal. Le stylo bic reste immobile dans ma main. Je lève la tête. Les arches de la station-service prennent le reflet des dernières lumières du jour. Dans la nuit tout s’écrase et perd en détail mais pas elle. L’éclairage du toit inonde déjà l’asphalte d’un jaune pâle. Mon crayon toujours immobile en haut de la page, je laisse passer les quelques voitures arrivées entre-temps.
“Chaque extrémité de mon être est tendue à leur maximum.
Mes yeux sont cuits sous le soleil, trop secs pour faire des larmes.
Je sens le bas de mon corps se fondre, comme mes bras l’ont fait en premiers, noués aux parois lisses de l’habitacle.
La peau de ma lèvre tremble. Mes yeux fuient la lumière.
Un liquide chaud sort de ma bouche. (les bleus sur mes genoux.) Il sort en jet, de là où ma voix s’est éclipsée quelques heures plus tôt. Elle est partie en un claquement sec, remplacée par un souffle continu et tiède.
Je sens mon corps fourmiller à mesure qu’il gagne du terrain.”
Je pense au fait que nous n’étions jamais censées rester comme ça, immobiles aussi longtemps. J’étais censée m’en aller après un sandwich triangle et une pause de vingt minutes, elle était censée rester, tendue, géante, dans ses tons orangés chauds, même de nuit. Ma condition en tant que voyageuse sans voiture nous a plantées là, toutes les deux. Je regarde les motifs qui lézardent au sol. Des formes vaguement géométriques tracées au goudron et à la plate bande. Je décide de dormir là. De toute façon mes chances d’être prise ont été considérablement réduites à partir du moment où la nuit est tombée. Je commence à somnoler au creux de la table de pique-nique. Ma tête est posée sur le banc. Dans mon rêve les gens entrent et sortent de mon corps comme d’une coquille creuse. Je suis sur le flanc, mes poings agrippés au sol. Je me sens plutôt bien.
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En glanant et greffant des bouts de peau, l’espace désiré devient rapidement infusé par des énergies. Les ombres et lumières se contredisent entre elles, tout comme la résolution de l’image, la qualité de l’appareil. Pour la devanture de ma station-service j’ai choisi le carrelage de la station de métro à côté de chez moi. J’ai compilé quelques graffitis récoltés lors de mes longues balades de nuits sans sommeil. On voit l’ombre de ma caméra dans la vitrine. Elle me sert maintenant pour la devanture. Les images restent parfois plusieurs mois immobile avant que je leur trouve un usage. Je viens à peine de trouver un but pour cette vieille photographie. Je l’avais prise lorsque je livrais des journaux de nuit. On peut la voir, étirée et assemblée pour former une vue, un coin à l’air libre pour les gens qui vont fumer leurs clopes en sortant du tunnel souterrain.
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Texte lu à voix haute lors d’une installation sonore :
You are being let into a space.
As of now it is bare, but in a moment
it will be latching onto whatever we
give it. Please be mindful of
the baggage you’re carrying while entering
the space, you are still allowed to carry
baggage. Please be mindful of the sounds
you make while entering the space, you are
still allowed to make sounds. You may think
of it like nurturing.
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J’ai levé les yeux juste au dernier moment. De l’autre côté du passage piéton un mec a son téléphone braqué sur moi. Il baisse la caméra et scrute ma réaction. J’ai environ quatres heures de sommeil en moi et je suis en retard à ma shift alors il n’a pas grand chose à scruter, juste les sourcils un peu froncés. Je le bouscule un peu en passant. Sa main serrée sur son téléphone, je ne pense pas que je le reverrai un jour. Je finis ma matinée sans y penser, les musiciens étaient en retard aux studios de la radio où je suis bénévole du coup le rythme était un peu frénétique. Mais sympathique. Je range mon sac et fait l’état de mes affaires, assise sur le sol en moquette synthétique. Une migraine perle à mon front.
A un moment de ma vie, j’ai décidé que pour être heureuse il ne fallait plus avoir d'attente. Pas d’une manière aigrie, d’ailleurs je dis ça sans colère. Les hommes vont prendre de moi des versions réduites et compressées de ma silhouette. Je n’ai aucun contrôle là dessus. Ils vont les prendre, de l’autre côté du passage piéton, et les emmener dans leurs grottes. Mon corps réduit, figé, étiré sur un écran froid en 4 sur 3. Je m’imagine les sourcils froncés, les yeux baissés, la bouche légèrement ouverte, le visage un peu flou, peut-être un peu tourné. Je m’espère une résistance dans les traits, quelque chose dans le regard de pas immédiatement accessible, voire un peu désagréable. Bien sûr je me suis déjà demandé ce qui leur arrivait, à ces images de femmes, prises en public, sans raison ni consentement. Mais comme établi plus tôt j’ai arrêté de me soucier de ce qui m’échappe. Plus jeune ça m’aurait rendue malade. L’idée qu’elles soient dans un album de galerie photo, ou même chargée sur un site de deepfake, j'aurais imaginé ça, rouge de colère. J’étais très méfiante de ce que je donnais au monde à cet âge là. Je ne mangeais jamais en public, et ce que je consommais, je gardais toujours l’emballage dans mes poches, un tintement plastifié accompagnant mes pas. J’ai gagné en générosité avec le temps.
C’était il y a environ deux ans. Une entreprise avait décidé de proposer un workshop en partenariat avec mon école. J’arrivais plus tôt ce matin, mon portfolio avait été sélectionné sans trop de question, étant une des rares étudiantes travaillant avec le digital. De géantes tours de caméra étaient déjà installées dans le sous-sol de la galerie d’art où je travaillais à temps partiel. Chaque angle devait servir à reconstruire un modèle numérique d’un volume. L’ordinateur remplit les trous, collant sans broncher les différents détails en un nuage de points et de pores, une version figée et gélifiée d’un l’objet réel. Des gouttes de sueur perlaient le long de mes côtes. Je devais rester une minute debout, les bras en T. Sans bouger, je regardais les techniciens s'afférer. On communiquait en anglais mais même là ils ne me regardaient pas vraiment dans les yeux. J’avais mis un débardeur vert et un short de sport un peu court, il commençait à faire chaud à nouveau. Je me rappelle m’être beaucoup excusée, même si de nous deux c’étaient eux qui étaient payés.
Sur le modèle on me voit assise, les yeux fermés. Mes bras enlacent une télévision cathodique que j’avais convaincu mes amis de m’aider à traîner jusqu’au sous-sol. Mes jambes sont un petit peu écartées, le short remonte jusqu’à mi-cuisse. Mon visage est légèrement écrasé sur la partie supérieure de l’écran, une expression paisible plaquée au visage. Deux ans après c’est tout ce que j’ai. Mon ordinateur a en mémoire une vingtaine de mails réclamant inlassablement le reste des fichiers qui m’avaient été promis, tous sans réponses. Quelque part dans les données de cette entreprise flotte un amalgame de mon corps, les 30 secondes qu’il fallait pour capter ma forme étirées à l’infini.
*
La greffe de peau c’est ma revendication à la maternité. Ce sont mes excroissances, elles ne me quittent pas. Je suis mère de la peau qui pousse sous mes doigts, des traces que je laisse à mes pieds. Les fragments ainsi assemblés trouvent une forme de vie-monstre, reconnaissant du soit dans l’autre et inversement.
Quand j’étais petite, ma meilleure amie m’avait parlé d’un jeu où elle allait tous les jours. Elle le décrivait comme similaire à Dofus, le MMORPG le plus accessible pour ma tranche d’âge, mais entièrement gratuit, plus petit et avec des gens super sympa (les ados de Dofus avaient tendance à m’éliminer en première étant donné que j’étais assez mauvaise et que ma connexion internet était loin derrière les standards de l’époque).
Visuellement c’était effectivement assez proche de Dofus, fait par le même studio, d’après une série dérivée du même univers. Je me rappelle avoir traversé le monde de long en large, patientant cinq minutes entre chaque écran, le temps que les images se chargent complètement.
J’ai vite rejoint la guilde de mon amie, je ne me rappelle plus du nom mais on était une douzaine, communiquant par messages de 50 caractères ou moins. Le monde était déjà relativement vide et on se réunissait sur la place du village, à côté de l’atelier de teinture de vêtements. Je ne me rappelle plus de mon pseudo, encore moins de mon mot de passe.
Le chef de la guilde s’appelait Iso, et il était très proche de ma meilleure amie. Je me rappelle avoir dit à Eugénie qu’il s’agissait sûrement d’un pédophile, après qu’elle m’ait raconté l’histoire tragique de l’amoureuse d’Iso, qui s’était suicidée dans la vraie vie. Je n’ai jamais vraiment participé aux forums ou serveurs discords au-delà de ça, ma place dans la guilde étant beaucoup moins nécessaire que celle d’Eugénie.
Le MMO adaptait quelques épisodes de la série dont il était issu. On pouvait y rencontrer les personnages qui nous donnaient des activités sous la forme de quêtes, comme tuer cinq gerbilles ou récupérer de la laine de bouftou rose. C’était assez redondant et le jeu avait cessé d’être mis à jour une fois qu’il était clair que le nombre de joueur.euses quotidien.nes avait atteint un point de stagnation.
Je rentrais du temple de Folley, un des rares endroits qui accueillait des ennemis de niveaux pas trop bas. Eugénie était hors-ligne mais je voyais que Iso était connecté, avec une personne qui m’étais inconnue. Le lendemain j’en parlais à ma meilleure amie, qui me confirma qu’il s’agissait bien du pseudo de l’amoureuse d’Iso.
Peu de temps après le site ferma. On était en 2014 et je passais à autre chose, ne prenant pas la peine de créer un compte Discord pour rester en contact avec tout le monde.
>HELP ME I'M LOST