“I AM BURIED HERE.YOU CAN RESURRECT ME BUT ONLY PIECEMEAL. IF YOU WANT TO SEE THE WHOLE YOU WILL HAVE TO SEW ME TOGETHER YOURSELF.”

Shelley Jackson, Patchwork Girl (1995)

skingrafting

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EPI-LOGUE. “patchwork girl” mode d’emploi

Je me recule jusqu’au dossier de ma chaise, oscillant entre la jalousie et l’euphorie. Je suis dans la bibliothèque de l’Alcazar, ayant abandonné l’idée de travailler dans mon appartement encore vide. Des mots qui ne sont pas les miens perlent à mon écran. Je reconnais ces mots. C’est ceux que j’essaye soucieusement de discerner, d’articuler depuis le début de l’écriture de ce mémoire. __ _ _ _ _ _ _ _ _ _

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Ces mots appartiennent à Shelley Jackson dans son livre Patchwork Girl. C’est un roman hypertexte, soit le fruit d’un embranchement avorté de l’art numérique des années 90, lorsque les définitions étaient encore malléables, et les directions multiples.
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Ceux et celles ayant opté pour cette direction, si l’on en croît notre regard actuel, se seraient donc trompés. La nature de l’art numérique est telle que chaque avancée l’oblige à se délester de ses versions antérieures, comme une mue, brisant toute communication entre ancêtre et descendance, au-delà de certains emprunts esthétiques. C’est un médium, plus que tout autre, qui peine à regarder en arrière, tant celui-ci est brouillé par un besoin de maintenance continue. Lorsque la maintenance est abandonnée (souvent pour des raisons financières), ces logiciels deviennent inutilisables, perdus dans le temps et perdant en pertinence un peu plus tous les jours.
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La version de Windows que j’ai dû émuler pour pouvoir lire le fichier est plus vieille que moi. En revanche, son fond d’écran cyan, son interface bleue encombrante, tout m’était familier, transmis par mémoire collective. Quelque chose dans ma chair s’était accroché à cette forme vidée de substance, rendue textures, et bruits de démarrages. _ _ _ _ __ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ __ __ _

Ces mots appartiennent à Shelley Jackson mais elle aurait probablement aussi attribué une bonne partie à Mary Shelley, et à tous ces autres fantômes ramassés au fil d’une vie, dont l’influence n’est révélée qu’en analysant la danse de la plume sur le papier, ou dans notre cas celle des doigts sur le clavier.
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Elle en cite quelques-uns ouvertement, notamment dans la partie ‘Quilt’ de son roman, dont le nom rappelle ces gigantesques patchworks créés lors des débuts de l’épidémie du Sida.
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Mon ordinateur rugit à chaque page que j'ouvre. C'est qu'il doit, à l'intérieur de sa logique d'ordinateur, en reproduire une autre, plus obsolète, complètement dépassée par les logiques et les goûts actuels.Je force le courant et les calculs de ma machine de 2020 à travers un plus petit trou, moins pratique, en forme d'un ordinateur de 1998. En se délestant des us et coutumes associés à nos machines modernes, elle gagne à nouveau la possibilité de lire certains fichiers autrement obsolètes, dont Patchwork Girl, ce qui fait rugir ses ventilateurs.
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Il y est question de Marie Shelley en professeur, opérant sur un corpus, féminin, monstrueuse. Elle est d’emprunt, créée dans une tentative avortée de combler la solitude de la Créature du roman originel. Dans ce récit elle n’est pas défaite mais oubliée, un témoin de la conciliation de plusieurs parties, bouts de corps et de vies, souvent de femme, souvent en marges, récupérés dans le cimetière. Elles se lèvent et marchent, et devient la Monstre.
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La variété du texte, ainsi que la nature opaque du logiciel à opérer pour le lire, oblige la réinvention complète et perpétuelle de la manière de lire. Tantôt avec deux fenêtres ouvertes côte à côte, en lecture comparée. Il n'est pas envisageable holistiquement, mais plutôt il est les sutures qu’on tisse entre deux lectures.
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Appuyer sur une section particulière de la partie "quilt" ne fait qu’indenter et styliser le texte, nous amenant à un cul de sac de lien, où seul le retour en arrière est possible. Des parties sont italiques, d'autres en gras, et très vite on se rend compte qu'il s'agit d'une manière d'attribuer chaque partie du texte à son auteur.e originelle.
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(you can't progress if you're too attached to each text's origin. You have to strip it of the sources in order to move f o r w a r d , to continue reading the quilt.

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Ma lecture du texte est entrecoupée de captures d'écran. Puisque l'interface de l'ordinateur est factice, répliquée par mon outil moderne afin de pouvoir proprement lire ce document, j'ai la sensation de déterrer. J'aurai aimé avoir mon édition, l'avoir caressée. J'aurai surligné les passages trouvés particulièrement justes, griffonnés en marge des versions beaucoup plus condensées que ce que j'écris ici. D'un autre côté, peut être que je n'étais pas censée amener cet ouvrage dans le train, ni montrer une de ses pages cornée à ma mère, ou renverser un peu de mon café sur une illustration. Le corps du texte est menotté au mur, en besoin constant d'une source d'électricité. Il est difficile à manœuvrer.Ce que le roman perd en mobilité, il gagne en viscéral. Il induit qu’il est alimenté. Que son corps est fragile et entretenu et opaque. Il n’existe qu’en recoins, une poignée d’octets qu’on lui a céder pour qu’il puisse opérer en paix. Il est un puits en pierre grossière, dans lequel on pourrait plonger la tête, ou les mains, mais jamais tout à la fois.
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La lecture de ce livre a pris le contrôle de ma vie, chaque jour je puise un peu plus dans ce qui m'apparaissait comme un exercice de style assez court, mais qui au final ressemble plus à un réseau tentaculaire, potentiellement en éternelle extension, de morceaux de tissus, incommensurable par nature.
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_ _“What is dreadful about the plural? The swarm, the infestation. Is it that, without the necessary limits of any discrete entity, the swarm seems only accidentally, not essentially bounded in size? That it becomes a fragment of an infinite quantity, suggesting infinity despite its own accidental measurements, just because those measurements are accidental?”__ _ _ __ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ __



Je n’avais pas lu Patchwork Girl en commençant mon mémoire. Il m’est arrivé, comme un revers du destin. Ce livre dont j’étais vaguement consciente du fait de mes excursions sur des vieux sites d’archives désertés.

Je m’attendais à un objet mort, éveillant ma curiosité, mais facile à intégrer, digérer, étendre. Mon plan était de l’absorber, et prendre le rôle de le connecter à un tout, aux autres lectures faites pour ce mémoire, de personnages muées par volition, regardant le temps futur non pas comme une étouffante tragédie prophétisée, mais comme une succession de bricoles, ramassées au long d'une succession de chemins. Mis bout à bout par un œil curieux, avec un penchant pour l'auto-examination.

Mais le texte n’était pas mort. Là où je pensais trouver des souches je trouvais des rides aux yeux, les mêmes qui cernent mon visage depuis un temps.

J’avais marché à reculons jusqu’à trouver ma filiation. Guidée par mes observations sur les vies fems morcelées, les narrations en bribes dont les modes de travail féminisés menaient à certaines textures, temporalités en strates.

Elles résistent à l’analyse, ou en tous cas la mienne. En observant de plus près leurs logiques, je me suis mise à les incarner, à répéter leurs gestes. Encore et encore. Parler à travers elle et les laisser parler à travers moi.

“assembling these patched words in an electronic space, i feel half blind, as if the entire text is within reach”

Car qu'est ce qu'une broderie sinon une activité réalisée prostrée sur soi même.

Le travail formant des boucles. Le corps formant une spirale.

Elle ne prend pas de place, s'étendant dans son seul pli….

>HELP ME I'M LOST