“I AM BURIED HERE.YOU CAN RESURRECT ME BUT ONLY PIECEMEAL. IF YOU WANT TO SEE THE WHOLE YOU WILL HAVE TO SEW ME TOGETHER YOURSELF.”
Shelley Jackson, Patchwork Girl (1995)
30/04/2024
Je suis dans sa voiture, après sa remarque un espèce de silence feutré s'est installé. Je veux pas qu'il pense que je considère son offre alors je suis sur mon téléphone. 40 kilomètres de silence gêné jusqu'à la prochaine station service c'est rude. Il me scrute trop pour que je puisse commencer à filmer, il va penser que je documente ses avances. Alors pas de vidéo, mais je note comme je peux tout ce qui dépasse. Les pâtes d'hier se mêlent à celles de l'avant veille, dans le sac de brioche au chocolat qui lui sert de poubelle. Une odeur de j'ai pas d'odorat, des taches suspectes sur les draps juste derrière nous. Je veux pas qu'on pense que j’essentialise non plus les camionneurs alors je m'efforce de garder aussi les choses plus sympa, les clopes italiennes qu'il m'a proposé dès le départ, une jolie broderie qui contoure le pare-brise. Je sais que l’enregistrement sonore ne suffira pas, le bruit blanc ne transcrit ni la gêne ni le portrait que les emballages me dressent, mais c’est aussi une base à partir de laquelle travailler. Plus que trente kilomètres. En rentrant je modéliserai jusqu’au dernier moucheron du pare-brise mais avant il faut que je sorte d’ici entière.
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Tu filmes avec les yeux avant tout. Attendre le dernier moment pour le faire exister, sans hâte pour pas qu’on s’en empare. Si ça passe par la mémoire, on peut rien te reprocher. De la même manière qu’on filme les flics, les accidents de voitures ou les frotteurs de la ligne 1, je déambule, le microphone du téléphone ouvert, mes poches pleines des textures de la couleur exacte du goudron de quand je marche près d’un groupe d’hommes la nuit. La subjectivité de mon regard est leur première accusation à mon égard alors c’est aussi mon arme, écrire à hauteur de transmeuf et laisser pleins de trous.
Alors je glâne les moulures du plafond, les fissures, les vingts couches de papier peints dépiautées comme un oignon. Je rentre comme une voleuse et photographie tout, enregistre tout, et ne laisse rien derrière. Parfois je scanne avec des applis mais j’aime moins, c’est trop gratuit. J’aime bien partir de formes simples, vraiment saisir l’objet, aligner les textures unes à unes. Je les fais renaître numériquement en leur donnant de l’attention, une espèce de monument funéraire qui lui ne vieillira plus et restera empilé entre les octets de données. Parfois ça me démoralise, je me dis que cet espèce de stockage compulsif relève du syndrome du cyber-diogène. Mais les bons jours, je me dit que ces versions alternatives ne sont pas figées pour autant. Qu’elles sont belles, open source, vouées à être revisitées, recyclées, propagées, viralisées, piratées, remixées, déformées, que ça ça vaut mieux que les spéculations immobilières d’IRL.
J’ai en mémoire
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La randonnée de la Pyramide de Falicon. Elle c’était joué d’avance, les fleurs allaient faner c’était sûr. On est au début du printemps 2023, les arbres verts pour toujours. Certains panneaux ornés d’écritures des passants. J’y suis retournée depuis et je n’avais pas l’impression de voir trop de changements, un peu comme quand on revoit une photo de soi d’il y a un an.
C:\2023\ren'py\randonnax\game
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L’appartement du 15 ancien chemin Saint Pierre de Féric. J’ai déménagé une semaine après avoir pris les premières photos. J’ai vu ça comme un dernier geste d’indépendance, une manière de garder le contrôle sur l’appartement où j’avais si mal vécu. J’ai dû combler certaines textures de plâtre ou de bois avec ce que je trouvais sur internet. Je ne suis jamais repassée devant je ne sais pas si quelqu’un d’autre y a emménagé.
C:\2024\myroom\plusriena-foutre-beta\Windows
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Le bâtiment administratif de mon école, la Villa Arson. 18h20 d’après les fichiers, une vingtaine de jour avant la fin de l’occupation. On peut encore lire sur la façade des revendications, les appels à l’abrogation de la réforme des retraites, à la démission de la direction. Aujourd’hui la maison rouge n’est plus affublée de banderoles comme dans mon ordi, la terrasse n’est plus en bordel. La piscine gonflable est percée et les étudiant.e.s qu’on entend sur la terrasse ne vont plus à l’école depuis longtemps.
C:\Users\Utilisateur\OneDrive\2023\archive_occupation_VA
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La station Bréguière Sud. Qui s’appelle l’aire de Mougins maintenant. C’est la première au sortir de Nice, et on peut encore voir les graffitis sur le panneau de sortie. D’autres ont été faits depuis et les arbres sont encore plus grands que dans ma modélisation.
C:\2024\dragking highway\dragking highway rush\3d modelisation\breguieresud
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Le Boulevard Cessole. J’y suis passée ce soir. Les échafaudages devant la ‘Baguette Magique’ ont enfin été retirés. La rue n’a pas changé sinon. Toujours la sensation d’être observée depuis les voitures. Le sol était mouillé aujourd’hui et luisait légèrement.
C:\2024\doom\sprites\ref nuit rue\clean
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La maison de Onsar. Derrière la boulangerie de l’Horloge. C’est le plus récent des espaces que j’ai archivé à Nice et il est toujours abandonné malgré les spéculations immobilières dont il est le sujet. Onsar m’a dit que depuis ma modélisation quelqu’un aurait mis un sac de couchage à l’intérieur donc je ne suis pas retourné à l’intérieur. L’escalier qui mène à l’appart n’a pas changé lui, toujours encombré d’un tas de débris, et les dessins sur les murs sont toujours là comme avant.
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Danièle Huillet et Jean Marie Straub s’imposaient de visiter au moins vingt fois les lieux qu’iels voulaient filmer, sans quoi ça s'apparente à de la colonisation. En figeant ces lieux dans le temps je ne les empêche pas d’évoluer, c’est plutôt une réalité alternative, une où les meufs trans ont les clés pour venir occuper l’espace comme bon leur semble.
>HELP ME I'M LOST