“I AM BURIED HERE.YOU CAN RESURRECT ME BUT ONLY PIECEMEAL. IF YOU WANT TO SEE THE WHOLE YOU WILL HAVE TO SEW ME TOGETHER YOURSELF.”
Shelley Jackson, Patchwork Girl (1995)
Mon ordinateur portable c’est mon portapak, les gens sous estiment ce que je peux faire avec alors ils baissent la garde. C’est un outil mou, qui prend la forme du dos, et ne s’étale pas. J’écoutais le podcast de Björk, l’épisode sur Vespertine précisément, et dedans elle parlait de la domesticité de la production musicale sur ordinateur portable, le comparant à de la broderie. Pour moi il y a vraiment cet enjeu sensuel, celui d’effleurer, de presser, de caresser l’écran et le dépoussiérer. Mon ordi rend de la chaleur quand je le garde sur mes genoux, les opérations numériques sont matérialisées par son bruit, l’air tiède qui s’en échappe. J’aime mon ordi sans périphérique sans support, dans une salle silencieuse. Il n’y a que là que je peux entendre les bruits de ses calculs, ces grésillements ultra légers quand je pivote un objet sur Blender, les doigts directement sur le pavé au plus proche de son cœur. L’avantage de l’ordi c’est qu’il ne devient pas plus lourd en se remplissant. Les mégaoctets s’accumulent, transformant les 0 en 1 et la masse est conservée. Ça donne au travail une dimension introspective, tournée sur elle-même, surtout quand je suis hors-ligne. L’objet devient sous-estimé, alors ils baissent la garde. C’est un outil mou qui prend la forme de mes doigts, et ne s’étale pas. A un moment la batterie interne de mon ordinateur est morte et il y avait une odeur de plastique brûlé.
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se lit d’une traite, de préférence le ventre plein.
La salle est complètement vide, si ce n’est pour un carrelage gris foncé qui s’étend jusqu’à perte de vue. En caressant la dalle chaude et lisse j’entend un petit grésillement. J’ajuste mes lunettes. La monture appuie sur mes tempes d’une manière assez inconfortable, et laisse des petites marques rouges sur le haut de mes pommettes.
Un cube se dresse devant moi, de la même couleur grisâtre que le reste de la pièce. En appuyant dessus il change légèrement de couleur, comme si un projecteur se braquait sur lui, mais rien d’autre.
Je serre mes mains en un poing pour faire passer la circulation. Ca fait plus d’une demi heure que je suis assise et je sens déjà mes cuisses s’enfoncer dans le siège, de plus en plus loin. Je ne distingue déjà plus qu’un léger sentiment de frisson et de lourdeur. Mes doigts eux sont plus habiles que jamais, glissant sur le pavé, le tremblement presque complètement disparu. Je sens tout le poid aller dans le majeur, dressé tout droit puis relayer sa force à l'annulaire, le laissant basculer vers la seconde lettre, dans un transfert d’équilibre. Après un temps je repose mes paumes sur les flancs de l’ordinateur, je sens tout le haut de mon corps vibrer, de larges taches de sueurs s’étendent depuis mes aisselles. Un souffle lourd et chaud s’échappe des deux côtés.
J’étale la forme en une espèce de losange, forme qu’elle maintient sans rechigner. Je me redresse sur mon siège. Avec la terre au moins il y a une certaine lutte, un combat entre mon désir de la voir prendre tel aspect, et sa connaissance intime qu’elle sera mieux en tas, étendue et face au sol. Et c’est toujours la terre qui gagne. Je ressens une sorte de malaise tout à coup, à travailler avec cette forme sans volonté et sans égo. Elle se dresse, sans problème, en un losange gris pas très droit, me demandant quelle est la suite. Pas trop vite s’il te plaît, j’ai déjà utilisé tous les tours de mon sac pour te changer en ce que tu es. Je la pivote. Cette fois-ci pas d’excroissance sur le côté, un travail bien fait !
Dans la même logique que le G qui agrippe, dans cet alphabet simpliste le E permettrait d’extruder. Le moteur de recherche ne m’aide pas à comprendre ce que ça peut signifier. Je comprends qu’il s’agit d’une affaire de fabrication de plastique, les images montrent des diagrammes complexes, des machines mi-canon mi-à coudre. Je décide de faire un test pratique sur ma propre machine et presse le E. Rien ne se passe d’abord, puis en changeant de monde (de celui où je peux créer à celui où je peux façonner) je vois ma forme s’étirer, ou plutôt continuer là où jusqu’içi elle s’arrêtait. Je remarque là aussi une totale indifférence à s’autodéterminer. Ma forme est coupée en deux avec ce nouveau membre, moins cerf-volant que champignon plat et maladroit. Puisqu’elle ne tombe pas au sol, elle reste juste plantée là, déséquilibrée et moche. Elle a l’air de souffrir, et je décide de tuer le nouveau membre.
Je suis sortie quelques instants, l’occasion pour me rendre compte que j’avais froid aux pieds. Ils semblent buter mollement contre le sol. Je croise mon voisin devant l’allée qui nous sert à rejoindre la route principale. Apparemment ils l’ont barrée hier matin, et il ne peut plus sortir avec sa moto. Il est super énervé. Je hoche la tête quand il me demande ce qu’il est censé faire et puis j’arrête, puisque ça ne répond pas du tout à sa question. Effectivement c’est comme si quelqu’un avait entamé un mur, pas d’affiche, ni préavis ni rien. Un grand bloc de béton très granuleux placé un peu de travers. Effectivement on ne peut rien y faire. Il me dit qu’il va appeler la préfecture et qu’il me tiendra au courant. Je hoche encore la tête quand il me demande une seconde fois s' il y a un sens à ce gros machin moche, et il me regarde un peu bizarrement. Je me faufile dans le petit écart entre le bloc de béton et le mur de sa maison. Mon sac bleu Ikéa fait un bruit en frottant sur son angle.En rentrant je me rends compte que c’est ma forme qui fait grésiller mon ordinateur. Très légèrement, et seulement lorsque je la fais tourner sur elle-même. Un tintement infime, comme un très petit insecte. Je suis complètement voûtée sur l’ordinateur alors je me redresse, et sirote le jus multifruit récupéré au dépanneur. J’ai aussi trouvé un sac de pomme de terre et une canette de fava beans. Haricots du marais, jamais entendu ça. Initialement j’y allais pour récupérer du riz et des œufs, mais déjà tout est trop cher depuis que Ségal a été fermé, et apparemment ils ont dû changer de fournisseur pour tous plein de produits à cause des frontières. Je rapproche ma chaise de mon bureau, la forme attend patiemment que je finisse de ranger ma bouteille dans le frigo.
Ma forme est divisée en trois losanges, fendus sur le côté droit, et légèrement plus épaisse au niveau de leur socle. J’ai aussi rajouté un sol sur lequel elles peuvent se tenir, ce qui me fait me sentir considérablement mieux. Elles sont parées d’un motif à carreaux bleu, qui s’étire indéfiniment au niveau de la coupure. Pour le moment, elles bougent toutes en un même geste, elles se tournent et s’étirent en maintenant l’écart entre elles. Je n’ai pas encore complètement saisi comment les faire se déplacer indépendamment, mais au moins le sol reste en place. Pour celui-ci j'ai opté pour une image de terre que j’ai retrouvée dans mon dossier de capture d’écran. Le motif apparaît tellement gros et difforme qu’on dirait plutôt une peau mal en point, un peu velue, comme celles qu’on voit sur les paquets de cigarettes.
Je masque les textures car je me rends compte que je suis facilement distraite. Les formes sont plus simples comme ça. Je change les réglages, le logiciel m’accorde certains pouvoirs en fonction de comment je configure. Je peux faire apparaître et déplacer les formes, mais à partir du moment où je veux changer leur aspect je dois abandonner mon rôle de créatrice toute puissante. Rien d'irréversible, en cliquant plusieurs fois je peux y revenir assez facilement, mais il est clair que je ne peux pas tout avoir en même temps. Je ne peux plus créer donc, alors je me concentre sur les formes que j’ai sélectionnées. J’ai réussi à faire en sorte qu’elles arrêtent de s’imiter entre elles, et me concentre sur le losange le plus à droite. En le coupant plusieurs fois et extrudant je lui donne des branches. Trop longues d’abord mais je les taille. Je les fais gonfler au bout et les étire. C’est un peu grotesque, et les deux autres formes agissent comme témoins, puisqu’elles conservent leur forme d’origine. Leur simplicité accuse l’extravagance de leur voisine, avec ses formes qui serpentent à travers le sol, qui s'étirent vers l’infini. Elles entravent ma vision alors je les fait disparaître. La forme est tendue, tirée par tous les côtés. Je lui redonne ses couleurs, elle contraste avec le sol marron chaud, tendant ses membres d’araignée radioactive. Je coupe son bras en quatre points, et au milieu ajoute un large rectangle, encore nu et gris et lisse. Il se taille sans problème une place entre ses doigts distordus, je décide de lui donner une peau orange claire. En étirant le haut j’arrive à lui donner un toit, que j’incline pour faire couler l’eau sans qu’elle ait à s’accumuler. Je fais ressortir un rectangle sur son côté, et puis sur le haut. Ils épousent la forme, se collant aux flancs de la maison. Elle est maintenant beaucoup plus grande que l’araignée. Les membres de celles-ci sortent des murs comme des colombages. Je donne au rectangle du côté un aspect de porte, et une rambarde pour pouvoir s’appuyer lorsqu’on cherche ses clefs.
Mon écran est éclairé par le soleil qui tape sur la fenêtre de mon voisin, illuminant la poussière qui lui colle à la peau. Ça dure en général une dizaine de minutes, durant lesquelles je vois le reflet remonter lentement vers mon plafond, le spectre de la vitre se tordant toujours un peu plus jusqu’à ce que la nuit tombe complètement. Je ferme l’ordinateur pour profiter de la lumière naturelle. Quand je saurai comment faire je taillerai un trou orienté ouest sur le flanc de ma maison.
La map est un espace numérique où le.a joueur.euse peut évoluer. Elle peut être en 2D, 3D, être faite main ou générée automatiquement, mais comme tout espace son expérience est régie par une série d’enjeux. Sa disposition spatiale, son insertion dans l’univers du jeu, son usage… Un lieu flottant sélectionné depuis un menu n’est par exemple pas ressenti pareil qu’un couloir reliant un monde ouvert à une zone de combat.
Le fait que ces espaces soient immatériels n'empêche pas de se poser des questions d’urbanisation, bien au contraire. Outre l’idée de communiquer les thèmes du jeu par le set design, il peut y avoir des lieux avec des fonctions très spécifiques, le hub par exemple agit comme un lieu de repos pour le.a joueur.euse, assumant généralement une dimension domestique et offrant une rupture avec le gameplay du jeu. Dans la mesure où l’on demande déjà à le.a joueur.euse de suspendre son incrédulité quant au réalisme du monde dans lequel iel évolue, il est aussi possible d’accentuer l’artificialité d’un espace. On voit en ce moment une résurgence de l’intérêt pour les espaces dits liminaux, soit des lieux transitoires, sans vie et avec des auras menaçantes (penser station service la nuit, ou parking souterrain). Rien ne requiert qu’un monde virtuel, dénué des contraintes de gravité ou de chevauchement des espaces, ait des couloirs par exemple. Leur simple inclusion crée une tension, il s’agit d’un ajout futile, dont la logique repose simplement sur l’expérience IRL, et qui par conséquent est assez intéressant pour la communication d’informations extratextuelles.
Les maps de jeux en ligne sont un tout autre sujet. Historiquement ce sont des espaces avec moins de liberté pour le.a joueur.euse. Le game design y est fool-proofed, fait pour accueillir plusieurs personnes simultanément, et est généralement complètement éclipsé par l’aspect social que le mode multijoueur ajoute. Si les jeux offlines peuvent parfois donner l’impression de maisons de poupée glorifiées, les maps multijoueurs agissent fonctionnellement comme des cours de récréation, des terrains de jeux dont le réalisme n’est même plus en question. Le jeu et ses outils deviennent un support pour les interactions interjoueur.euses, où le langage peut prendre la forme d’un fil de discussion textuel, ou plus fréquemment (car moins risqué) par des actions in game, allant de danses virtuelles à des balles dans la tête. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le plus souvent, les jeux à la première personne (où chaque joueur.euse suit son propre point de vue) sont plus confrontationnels que les jeux optant pour une vue en grille (avec une vue du dessus commune à tout le monde).
Le fait qu’un jeu soit en ligne induit cependant d’être accueilli par un serveur, lequel requiert un financement pour continuer à tourner. Cela veut dire que très majoritairement, un monde virtuel est maintenu en vie tant qu’il génère du trafic. Sans parler des dérives d’argent et de micro transactions que cela induit, cela va teindre l’expérience du.e la joueur.euse. Ce monde ne peut pas durer, il est voué à être repris, à tout moment. Chaque interaction est rendue exceptionnelle car issue de ce contexte éphémère, on sait qu’à partir du moment où les gens cessent de se connecter tous les jours, il ne reste plus très longtemps. En théorie il n’y a pas de limites mais en pratique il n’existe qu’un nombre fini de communautés et d’espaces virtuels actifs à un moment donné.
Dans ces cas, la population numérique n’est pas remplacée par une autre comme pour les quartiers gentrifiés, mais elle se déplace, d’un domaine à un autre, laissant derrière elles une traînée de pages mortes et de données fantôme. Internet pénètre notre rapport au temps, à la conservation. L’illusion que l’immatérialité des fichiers puisse garantir leur pérennité s’est évaporée depuis longtemps, et face à cette malléabilité du web sont nés différents efforts de conservation. L’archive d’Internet, la culture des lost média, les data hoarders, autant d’énergie mobilisée pour garder dans la mémoire collective des fichiers, des images, des grids, des logs, des pseudos. Quand elles concernent le lien virtuel, ces données perdent leur aspect utilitaire, et deviennent des objets purement esthétiques, des témoins rendant compte d’une époque révolue.
>HELP ME I'M LOST